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PUBLICATION DANS LE JOURNAL PARAITRE, ERBA, ROUEN

CARNET DE VOYAGE SENTIMENTAL AU JAPON...
 
Pour le journal Paraître, il a été convenu que j'écrive une sorte de carnet de bord, un récit de voyage ...
Grâce au soutien de Jean Rault artiste et professeur à l'ERBA de Rouen, j'ai pu découvrir le Japon et y vivre quelques mois.
A vrai dire ce n'était pas un pays qui m'attirait tellement, et je crois même que si je n'avais pas eu cette occasion , je n'y serais jamais allée.
Et finalement d'une manière presque banale, je suis tombée à mon tour amoureuse de ce pays.
Et c'est à travers ce petit carnet de bord très personnel et chronologique à sa façon que je vous livre mon histoire d'amour avec ce pays, qui m'a séduite par tant de choses, ses couleurs, ses bruits, sa chaleur, sa nourriture, ses croyances, ses gens et  son étrangeté...
Car il ne s'agit que de cela, d'Amour!
Et mon travail depuis ses débuts est en permanence en  rapport avec cette question de l'amour et Araki le dit très bien : "Ce qui compte le plus en fin de compte , c'est de rencontrer l'amour, et à partir de là, riche de cet amour, de fréquenter les autres. Particulièrement en photographie c'est important."  Art Press 353, février  2009, interview de P.Forest

Donc c'est en me mettant dans la peau du sujet amoureux (personnage tiré de "Fragments d'un discours amoureux" de Roland Barthes) que je vais vous conter cet amour :


L'aéroport de Paris. ANGOISSE. Le sujet amoureux, au gré de telle ou telle contingence, se sent emporté par la peur d'un danger, d'une blessure, d'un abandon, d'un revirement - sentiment qu'il exprime sous le nom d'angoisse.

L'angoisse d'amour est la crainte  d'un deuil qui a déjà eu lieu, dès l'origine de l'amour, dès le moment où j'ai été ravi. Il faudrait que quelqu'un puisse me dire: "Ne soyez plus angoissé, vous l'avez déjà perdu". Winnicott

Villa Kujoyama, nord est de Kyoto. RENCONTRE. La figure réfère au temps heureux  qui immédiatement suivit le premier ravissement, avant que naissent les difficultés du rapport amoureux.

(Ni l'un ni l'autre ne se connaissent encore.Il faut donc se raconter. "voici ce que je suis"
c'est la jouissance narrative, celle qui est tout à la fois comble et retarde le savoir, en un mot, relance. Dans une rencontre amoureuse, je rebondis sans cesse, je suis léger.) Roland Havas

Ryokan Ohto, sud de Kyoto. FETE. Le sujet amoureux vit toute rencontre de l'être aimé comme une fête.

La fête, c'est ce qui s'attend.Ce que j'attends de la présence promise, c'est une sommation inouïe de plaisirs, un festin; je jubile comme l'enfant qui rit de voir celle dont la seule présence annonce et signifie une plénitude de satisfactions: je vais avoir devant moi, pour moi, la "source de tous les biens". Lacan


Lac Biwa, à l'est de Kyoto. DEPENSE. Figure par laquelle le sujet amoureux vise et hésite tout à la fois à placer l'amour dans une économie de la pure dépense, de la perte "pour rien".

Lorsque la Dépense amoureuse est continûment affirmée, sans frein, sans reprise, il se produit cette chose brillante et rare, qui s'appelle l'exubérance, et qui est égale à la beauté. L'exubérance amoureuse, c'est l'exubérance de l'enfant dont rien ne vient (encore) contenir le déploiement narcissique, la jouissance multiple. Cette exubérance peut être coupée de tristesses, de dépressions, de mouvements suicidaires, car le discours amoureux n'est pas une moyenne d'états; mais un tel déséquilibre fait partie de cette économie noire qui me marque de son aberration, et pour ainsi dire de son luxe intolérable. Blake


Kyoto Station, sud de Kyoto. DEREALITE. Sentiment d'absence, retrait de réalité éprouvé par le sujet amoureux, face au monde.

Le monde est plein sans moi, comme dans la "Nausée": il joue à vivre derrière une glace: le monde est dans un aquarium ; je le vois tout près et cependant séparé, fait d'une autre substance: je chois continûment hors de moi même, sans vertige, sans brouillard, comme si j'étais drogué. Sartre


Café Salasa Pausa, Sanjo/Fuyacho-dori, centre de Kyoto
. ABSENCE. Tout épisode de langage qui met en scène l'absence de l'objet aimé (quelles qu'en soient la cause et la durée) et tend à transformer cette absence en épreuve d'abandon.

"Je m'installe seul dans un café; on vient m'y saluer; je me sens entouré, demandé, flatté. Mais l'autre est absent; je le convoque en moi même pour qu'il me retienne au bord de cette complaisance mondaine, qui me guette. J'en appelle à sa "vérité" (la vérité dont il me donne la sensation) contre l'hystérie de la séduction où je me sens glisser. Je rends l'absence de l'autre responsable de ma mondanité: j'invoque sa protection, son retour: que l'autre apparaisse, qu'il me retire, telle une mère qui vient chercher son enfant, de la brillance mondaine, qu'il me rende "l'intimité religieuse, la gravité" du monde amoureux." Rusbrock

Sanjo-dori, centre de Kyoto
. MUTISME. Le sujet amoureux s'angoisse de ce que l'objet aimé répond parcimonieusement, ou ne répond pas,  aux paroles (lettres ou discours) qu'il lui adresse.

"De l'écoute distante naît une angoisse de décision: dois je poursuivre, discourir "dans le désert"? Il y faudrait une assurance que précisément la sensibilité amoureuse ne permet pas. Dois je m'arrêter, renoncer? ce serait avoir l'air de me vexer, de mettre en cause l'autre, de là donner le départ d'une scène. C'est une fois de plus un piège."


Arashiyama, ouest de Kyoto. SEUL. La figure renvoie, non à ce que peut être la solitude humaine du sujet amoureux, mais à sa solitude "philosophique", l'amour passion n'étant pris en charge aujourd'hui par aucun système de pensée ( de discours)

Pourquoi je suis seul:
" Tout le monde a sa richesse
moi seul parais démuni.
Mon esprit est celui d'un ignorant
parce qu'il est très lent.
Tout le monde est clairvoyant,
moi seul est dans l'obscurité.
Tout le monde a l'esprit perspicace,
moi seul ai l'esprit confus
qui flotte comme la mer, souffle comme le vent... Tao Te King

Bord du fleuve Kamogawa, centre de Kyoto. ERRANCE. Bien que tout amour soit vécu comme unique et que le sujet repousse l'idée de le répéter plus tard ailleurs, il surprend parfois en lui une sorte de diffusion du désir amoureux; il comprend alors qu'il est voué à errer jusqu'à la mort, d'amour en amour.

"Je ne puis moi même construire jusqu'au bout mon histoire d'amour: je n'en suis le poète que pour le commencement; la fin de cette histoire, tout comme ma propre mort, appartient aux autres , à eux d'en écrire le roman, récit extérieur, mythique."

Shichijo/Kawabata, sud de Kyoto. ATTENTE. Tumulte d'angoisse suscité par l'attente de l'être aimé, au gré de menus retards (rendez vous, téléphones, lettres, retours).

" Suis-je amoureux?" - oui puisque j'attends". L'autre, lui n'attend jamais. Parfois, je veux jouer à celui qui n'attend pas ; j'essaie de m'occuper ailleurs, d'arriver en retard; mais à ce jeu je perds toujours: quoi que je fasse, je me retrouve désœuvré, exact, voire en avance. L'identité fatale de l'amoureux n'est rien d'autre que : je suis celui qui attend. Winnicott

Omiya, ouest de Kyoto. FOU. Le sujet amoureux est traversé par l'idée qu'il est ou qu'il devient fou.

Depuis cent ans, la folie" littéraire" est réputée à consister en ceci "je est un autre": la folie est une expérience de dépersonnalisation. Pour moi, sujet amoureux, c'est tout le contraire: c'est de devenir sujet, de ne pouvoir m'en empêcher de l'être, qui me rend fou. Je ne suis pas un autre: c'est ce que je constate avec effroi. Saint Augustin

Marutamachi-dori, centre de Kyoto. INSUPPORTABLE. Le sentiment d'une accumulation des souffrances amoureuses explose dans ce cri: "ça ne peut pas continuer ".

"Lorsque l'exaltation est tombée, j'en suis réduit à la philosophie la plus simple : celle de l'endurance (dimension naturelle des fatigues vraies). Je subis sans m'accommoder, je persiste sans m'aguerrir : toujours éperdu, jamais découragé; je suis une poupée Daruma, un poussah sans jambes auquel on donne des chiquenaudes incessantes, mais qui finalement reprend son aplomb, assuré par une quille intérieure ( mais quelle est ma quille? la force de l'amour?). C'est ce que dit un poème populaire qui accompagne ces poupées japonaises:
"Telle est la vie
Tomber sept fois
Et se relever huit."  Goethe

Shichijo-dori, sud de Kyoto. DEMONS. Il semble parfois au sujet amoureux qu'il est possédé par un démon de langage qui le pousse à se blesser lui même et à s'expulser - selon un mot de Goethe - du paradis que, dans d'autres moments, la relation amoureuse constitue pour lui.

"Une force précise entraîne mon langage vers le mal que je peux me faire à moi même: le régime moteur de mon discours, c'est la roue libre: le langage fait boule, sans aucune pensée tactique de la réalité. Je cherche à me faire mal, je m'expulse moi même de mon paradis, m'affairant à susciter en moi les images (de jalousie, d'abandon, d'humiliation) qui peuvent me blesser; et la blessure ouverte, je l'entretiens, je l'alimente avec d'autres images, jusqu'à ce qu'une autre blessure vienne faire diversion." Goethe

Café Independant, Sanjo/Teramachi, centre de Kyoto
. ECRIRE. Leurres, débats et impasses auxquels donne lieu le désir d' "exprimer" le sentiment amoureux dans une "création" notamment d'écriture.

Savoir qu'on n'écrit pas pour l'autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j'aime, sans que l'écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu'elle est précisément là ou tu n'es pas, c'est le commencement de l'écriture. Boucourechliev

Tokyo. VOULOIR SAISIR. Comprenant que les difficultés de la relation amoureuse viennent de ce qu'il veut sans cesse s'approprier d'une manière ou d'une autre l'être aimé, le sujet prend la décision d'abandonner dorénavant tout vouloir saisir à son égard.

Et si le non vouloir saisir était une pensée tactique (enfin une!)? Si je voulais toujours (quoique secrètement) conquérir l'autre en feignant de renoncer à lui? Si je m'éloignais pour le saisir plus sûrement? Cette pensée est une ruse, parce qu'elle vient se loger à l'intérieur même de la passion, dont elle laisse intactes les obsessions et les angoisses. Rilke

Aéroport d'Osaka. SOUVENIR. Remémoration heureuse et/ou déchirante d'un objet, d'un geste, d'une scène, liées à l'être aimé, et marquée par l'intrusion de l'imparfait dans la grammaire d'un discours amoureux.

L'imparfait est le temps de la fascination: ça a l'air d'être vivant et pourtant ça ne bouge pas: présence imparfaite; ni oubli ni résurrection; simplement le leurre épuisant de la mémoire. Des l'origine, avides de jouer un rôle, des scènes se mettent en position de souvenirs: souvent, je le sens, je le prévois, au moment même ou elles se forment.- Ce théâtre du temps est le contraire même de la recherche du temps perdu; car je me souviens pathétiquement, ponctuellement, et non philosophiquement, discursivement: je me souviens pour être  malheureux/heureux  - non pour comprendre. Je n'écris pas, je ne m'enferme pas pour écrire le roman énorme du temps retrouvé. Proust
....

Je tiens à remercier Francois Lasgi, Directeur de l'ERBA de Rouen; Isabelle Mayet, Responsable du Pôle Formation, Coopération, Département des Echanges et Coopérations artistiques de Cultures France; Jean Paul Ollivier, Directeur de la Villa Kujoyama et de l'Institut Français Japonais du Kansaï de Kyoto et Jean Rault, Artiste et Professeur à l'ERBA de Rouen, qui m'ont permis de réaliser cette résidence au Japon.
Je tiens à  remercier également Roland Barthes, Araki, Winnicott, Roland Havas, Lacan, Blake, Sartre, Rusbrock, Tao Te King, Goethe, Boucourechliev, Rilke, et Proust.

Index topographique:

-Villa Kujoyama: Lieu de résidence artistique pour artistes français au Japon, située dans la montagne au nord est de Kyoto.
-Ryokan Ohto: Auberge traditionnelle japonaise avec tatamis et futons, située sur Shichijo/Kawabata.
-Lac Biwa: La plus grande étendue d'eau douce du Japon, si vaste qu'il fait penser à une mer très calme situé à Otsu, la capitale du département de Shiga,  à une demi heure de voiture à l'est de Kyoto.
-Kyoto Station: Gare ferroviaire principale de Kyoto, située au centre sud de Kyoto.
-Café salasa Pausa: Petit café espagnol situé à l'intersection de la troisième avenue et Fuyacho dori, dans le  centre ville de Kyoto.
-Sanjo dori: Troisième avenue de Kyoto.
-Arashiyama: " montagne de la tempête", située à l'ouest de Kyoto.
-Kamogawa: Grand fleuve traversant Kyoto du nord au sud.
-Shichijo/Kamogawa: Intersection de la quatrième avenue et du fleuve de Kyoto.
-Omiya: quartier de Kyoto situé vers Shijo (première avenue) vers l'ouest .
-Marutamachi: Rue traversant Kyoto d'est en ouest située au sud du parc du Palais Imperial.
-Shichijo dori: Quatrieme avenue, sud de Kyoto.
-Café indépendant: Petit café aux allures New Yorkaises situé en sous sol d'une ancienne imprimerie où se déroulent des  concerts de musique électronique et où se retrouve la jeunesse de Kyoto, en plein centre ville de Kyoto sur la troisième avenue.